Carmen
« — N’écrivez pas votre nom, l’ai-je avertie, de toute façon vous vous appellerez Carmen.
— Ah, très bien, a-t-elle fait ironiquement, et vous ?
— Il vaut mieux se tutoyer.
— D’accord.
— Juan, lui ai-je dit.
Elle a arraché la feuille et me l’a donnée. Je l’ai vue s’éloigner jusqu’à une voiture noire garée à un endroit interdit. Ses feux arrière se sont perdus dans la circulation de l’avenue et je me suis demandé si c’était sa voiture ou celle de son mari, de son amant ou de l’un de ses amants. »
 
Dieu
« — Si cela t’intéresse, mon fils, je peux t’envoyer au séminaire.
Il fit non de la tête.
— Ou si tu préfères…
— Connaissez-vous Carmen ?
—  Quelle Carmen ?
Domenico serra les dents. Le nom aurait dû suffire. À quoi bon un nom de famille ? À des gens comme elle, des êtres comme elle, un seul nom suffisait. Imaginait-on quelque chose comme “Crois-tu en Dieu ? —Lequel ? —Dieu González.” ?
— La connaissez-vous ? insista-t-il. »

Cimetière
« Il y avait quatre cimetières à Tula. L’un d’eux se situait initialement à l’extérieur, à côté de ce qui avait été le temple du Rosaire, mais ensuite, à mesure que le hameau grandit, il se retrouva presque au centre du village. C’était le plus ancien, il avait été ouvert par frère Juan Bautista de Mollinedo, le fondateur de Tula. C’est là qu’on inhumait le tout-venant, ceux qui de leur vivant ne s’étaient distingués ni par leurs bonnes œuvres, ni par leurs fautes, des gens qui allaient à la messe le dimanche et se confessaient de temps en temps. Un autre cimetière était distant de trois lieues. Là-bas, on portait les morts dont la vie avait été dissolue, comme des lépreux, pour éviter toute contagion, sous prétexte que le mal s’enracine jusque dans les âmes. La petite crypte sous l’autel de l’église faisait office de troisième cimetière, réservé à ceux que le père disait quasi sancti, et, sur le mont du Camposanto, s’élevait un dernier cimetière où l’on enterrait les morts qui n’étaient pas certains de la grâce divine. »

Enfant
« Moi je suis d’ici et j’ai toujours vécu ici, sauf quelques mois, encore bébé, je ne me souviens plus si c’était à Tijuana ou Mexicali. Le reste de ma vie a été assez banal : le matin à l’école et l’après-midi au football, avec le rêve constant de devenir un joueur professionnel. Je me voyais déjà en train de marquer le but décisif grâce auquel le Mexique serait couronné champion du monde, et bien sûr avec un tir de dernière minute. Mais j’en rêvais assis sur le banc de touche car, même dans mon équipe de quartier, je n’étais que remplaçant. Oui, un enfant comme les autres, les genoux écorchés, les ongles sales, avec des notes à peine suffisantes pour passer dans la classe supérieure et le goût des bagarres de rue… mais seulement quand nous étions en nombre supérieur. »

Fourmis rouges
« Doña Esperanza reprocherait toujours à l’enfant la mort de Fernanda. Don Alejo, en revanche, se la reprocherait à lui-même, sans même laisser la moindre responsabilité à Izunza. Voilà pourquoi il se mit à boire. Et c’est ainsi qu’un soir où il avait bu, il tomba, peut-être endormi, de son cheval qui trottait très loin de la route. On le retrouva de nombreux jours plus tard sur une fourmilière, déjà presque un squelette, et jamais on ne sut s’il était mort de sa chute ou des morsures des fourmis rouges. »

Lettre
« Apprends ce nom qui n’est pas celui d’un homme mais d’un cœur qui part en quête de batailles et de guerres pour se signaler à toi. Domenico n’a pas d’autre musique que le grondement des fusils et le cri des blessés. Tiens-toi prête, Carmen, car le jour où tu t’y attendras le moins, Domenico viendra ravir ton âme.

Tula, Tamaulipas, 13 février 1863 »

Page blanche
« Très souvent, j’ai fantasmé sur Patricia : je la viole de manière sauvage, ou je la transforme en une lutteuse musclée qui me torture jusqu’à l’indicible. J’invente jusqu’au moindre détail : j’entends ses cris ou les miens, je vois le sang, les traces de coups, de liens. Seulement voilà, je m’en rends bien compte, le lit est une chose, la page blanche en est une autre.
J’ai besoin d’un stimulus, ai-je pensé. »

Préhistoire
« Peu à peu Patricia est devenue un être sans plus d’importance qu’une simple chaîne. En ce moment, tandis que j’écris ces lignes, elle est dans la chambre, en train de regarder la télévision et peut-être de penser en moi. Toute la journée elle répète que je ne suis plus le même, que je ne lui dis plus les choses d’avant, et elle insiste sur cet avant comme quelqu’un qui parle de la préhistoire. Avant Jésus-Christ. Pour moi seul existe l’après-Carmen. Préhistoire signifie “précarmen”, et Patricia appartient au “précarmen”. Elle n’est plus qu’un souvenir qui malheureusement occupe une place physique dans mon lit, un souvenir dont parfois je me sers. »

Président
« — Quel âge tu as ?
— Dix-neuf ans.
— Un mensonge de plus, menaça Domínguez, et tu rentres chez toi.
— Treize ans, monsieur.
— Très bien. Dans ce pays, plus jeune on apprend le métier de la guerre, plus vite on devient président. »

Prostituée
« — On ne bouge pas d’ici sans avoir tous vu la Fleur. J’y vais le premier, que les autres décident s’ils entrent par ordre alphabétique ou au hasard.
Les Álvarez, Cantú et Díaz votèrent pour la suprématie de l’alphabet, les Salinas, Torres et Villarreal défendirent le hasard.
— Si nous suivons les règles de la Fleur, dit l’Estropié, une demi-heure chacun et dix heures de trêve par journée, ça nous fait une permission de deux ou trois jours. »

Retour
« Il eut l’impression d’entrer dans une autre ville, tant elle avait changé. Mais, au bout de quelques minutes, sa mémoire accorda peu à peu ses souvenirs aux images qu’il avait sous les yeux. De prime abord, les différences pouvaient paraître légères : à peine une clôture peinte d’une autre couleur, l’église avec son nouveau parvis, les pavés et les bancs de granit sur la place, mais encore, bien sûr, toutes ces nouvelles maisons construites à la périphérie de Tula, qui avait grandi. Ce qui se trouvait définitivement modifié au point d’en être méconnaissable, c’étaient les traits de Domenico, devenus sans rapports avec ceux de l’enfant qui avait quitté Tula, de légères cicatrices ayant pris la place des boutons d’acné et une abondante chevelure lui couvrant désormais la nuque et le front. Il était convaincu que même Buenaventura ne pourrait le reconnaître, et cette idée lui plaisait. Il garderait son identité secrète pour conquérir Carmen avec les armes d’un nouveau venu, sachant que les femmes sont particulièrement attirées par les étrangers. »

Roman
« Je voulais du temps pour écrire un roman, un roman dont je n’ai toujours pas la moindre idée. C’est pourquoi je passe mon temps à rédiger ces quelques lignes qui ne veulent rien dire, dans l’espoir d’y trouver un canevas possible ou, du moins, de prendre le rythme d’une écriture quotidienne, prétendue discipline de copiste. »