« Le mot nègre.

C’est très difficile d’avoir un avis général sur l’emploi acceptable ou sur l’emploi tout court du mot nègre. Sur son emploi tout court, cela ne devrait pas poser de question du moment qu’il est dans le dictionnaire. C’est étonnant que tant de gens ou même d’associations exigent le charcutage d’un mot sans qu’on songe à en demander son retrait du dictionnaire. On se demande à quoi est due cette retenue. On enlève un mot du dictionnaire si personne ne l’emploie, à l’écrit comme à l’oral, et cela, depuis quelques décennies. On veut d’abord s’assurer de sa disparition de l’usage. Et même là, il faut faire attention car il y en a qui reviennent après une longue disparition. Le mot se tient à l’écart et si on l’appelle il arrive en courant, tout heureux de reprendre vie. Le dictionnaire ne reconnaît pas le charcutage, il ne propose que des mots entiers. Vous ne trouverez dans aucun dictionnaire le mot en N. Simplement le mot nègre. Il est élégamment formé de cinq lettres, dont deux voyelles et trois consonnes. Par contre, ce mot peut créer un malaise. On a appris à prononcer certains mots différemment, ou même à les déformer complètement afin de protéger l’oreille des enfants. Mais nous continuons à l’écrire de la bonne manière. C’est une manipulation qui se fait dans la conversation. Alors, comment cela se passe-t-il chez les adultes ? On est censé être capable de tout lire, sinon on laisse tomber le livre et on en choisit un autre. On peut aussi le ranger hors de portée des enfants ou de certaines personnes que l’on sait trop sensibles. Mais c’est plus compliqué de vouloir l’effacer de l’espace public. Le dictionnaire n’est pas un catéchiste, il ne juge pas moralement son usager. Cela étant dit, un débat est toujours possible sur n’importe quel sujet. On dit que le mot nègre pourrait blesser certaines natures sensibles en réveillant un passé de violences et d’injustices. On dit aussi que son emploi reste suspect de nos jours, et qu’il n’est utilisé que par des racistes. En réalité, ce mot est riche de sens. C’est un mot migrateur qui change de couleur en changeant de lieu. Son impact dépend du lieu où le mot est lancé, de l’ambiance dans laquelle il est évoqué, de la charge historique qu’il porte, des origines de celui qui l’emploie. Tout cela en fait un mot extrêmement vivant, ce qui lui assure une certaine longévité. Il continue à s’agiter même avec une seule lettre. On connaît la force de l’interdiction : si on veut attirer l’attention du public, on n’a qu’à censurer un livre ou un film. Alors, pourquoi éclate-t-il aujourd’hui sur la scène nord-américaine, principalement dans les universités, comme une bombe ? Nous vivons un moment de revendications identitaires de toutes sortes touchant le genre, la langue, et quelques frustrations mineures. Tout ce qui permet d’éviter les graves problèmes de notre époque que sont la famine, la guerre, l’exploitation sexuelle, les inégalités économiques, les épidémies, les drames sanitaires à rayonnement mondial. Ce qui devrait constituer nos préoccupations avant que cette génération ne tombe, tête baissée, dans le piège identitaire qui fait qu’on oublie le sol sur lequel on se tient debout. Au lieu de s’attaquer à ces problèmes qui réclament urgemment notre attention, on perd du temps à consoler notre ego. Brusquement on semble avoir tous un problème d’identité ; une situation qui se complique quand on cherche à hiérarchiser les identités. Il y a des identités principales qui viennent de sociétés fortunées, et des identités secondaires qui fleurissent dans les contrées sauvages. On ne parle plus de classes sociales, aujourd’hui, mais d’identités. Ce qui efface la fortune. Je me souviens de Balzac qui disait que derrière toute richesse il y a un crime. Ce criminel devient, aujourd’hui, une victime parce qu’il a une identité douloureuse. Le principe est simple : on cache les mots qui blessent en espérant que la douleur disparaisse. Peut-on mettre sur le même plan ces désagréments et le petit garçon dont les mouches dévorent les yeux ? Ne croyez pas que je change de sujet, on y est au cœur en banalisant ce qui fait vraiment mal pour le remplacer par une analyse de la douleur. Si je suis intervenu dernièrement sur la question de l’interdiction du mot nègre, c’était pour dire que le mot a une signification historique pour les Haïtiens. En Haïti, le mot nègre signifie homme et, si on le bannit, on effacera du même coup la trace historique d’un peuple dont le bien le plus précieux est son histoire. Je me demande pourquoi les peuples, parmi les plus anciens, s’accrochent tant à leur histoire, même quand certains pans sont affreux, pendant qu’on accuse les Haïtiens de revenir sans cesse sur la leur. Et d’où vient cette accusation ? Souvent des mêmes Haïtiens, toujours durs avec eux-mêmes. Ce sentiment d’illégitimité n’est-il pas une des dernières traces de la colonisation ? Si, pour vous consoler de l’esclavage, et du racisme qui a suivi, on n’a qu’à effacer ce mot honni, et avec lui l’histoire qu’il garde dans sa cale, ne vous inquiétez pas, l’Occident le fera avec plaisir. Et trois générations plus tard, on mettra en doute le passé esclavagiste, comme certains questionnent depuis un moment la barbarie nazie alors qu’il reste encore des témoins qui travaillent activement à garder dans la mémoire contemporaine l’horreur des camps de concentration. Par contre, le mot nigger n’a qu’une signification raciste, tandis que le mot nègre dépend de celui qui l’emploie, du contexte dans lequel il est employé, comme je l’ai dit au début, et de l’usage qu’on en fait. Césaire l’a anobli avec le terme négritude, et l’art nègre a pris le relais. Ce serait dommage qu’on étouffe ce que ce mot a de plus beau : sa sonorité si élégante. »

Dany Laferrière, Le Point, janvier 2023

À lire aussi ici.